Déjà ébranlé par la charge de travail et la difficulté de la classe, après le premier mois, par chance, venait le March Break. J’avais pris quelques jours pour travailler sans dérangement dans la classe, finir de mettre de l’ordre, puis j’avais planifié deux jours de « vacances » dans la somptueuse ville de Thunder Bay, à deux heures d’autobus de distance.
Drôle de voyage. Irréel, un peu comme tout ce que je vivais depuis mon départ du Québec. J’avais loué une petite chambre de motel. C’était la morte saison, plus morte que ça, tu meurs. Il n’y avait absolument rien à faire. J’étais seul, plus seul que ça tu meurs une autre fois. Pas déprimé pourtant, mais puissamment dépaysé, intérieurement et culturellement. Je me souviens des deux « pôles » touristiques de la ville: la statue de Terry Fox qui avait abandonné sa traversée du Canada à Thunder Bay et le « Sleeping Giant » une grosse île au large du lac Supérieur en forme de géant couché. Autrement, j’avais marché des heures dans les rues, sillonné les boulevards gris, les avenues slutcheuses. J’étais entré dans une bibliothèque, j’avais lu chaque mot de chaque page du journal Le Devoir, l’édition de l’avant-veille, la dernière « rentrée », le seul texte français de la place. Ma langue, ma culture, devenait un objet de réconfort, un toutou auquel m’accrocher pour ne pas tomber dans le vide.
Cette prise de conscience viscérale de mon identité québécoise demeure l’un des fruits précieux de cette expérience difficile dans le nord de l’Ontario. Je me souviens des soirs glaciaux où je devais marcher pour me rendre au lavoir faire mon lavage. Loin de mon pays, des miens, je me parlais tout seul pour entendre ma langue, retrouver ce que je suis. À voix basse, à débit rapide, j’usais de mon joual avec amour. Des phrases comme :
Ciboire qu’cé toff icitte, torieux qu’j’ai hâte de r’venir che nous! Enwèw à maison mon ti-pit!
J’imaginais que pas une âme dans ce village, même la plus franco, ne pouvait comprendre mon dialecte, puis j’imaginais un Québécois anonyme de passage saisir mes phrases le plus naturellement du monde. Je me sentais moins seul. Je me retrouvais.
***
Je n’avais pas de radio, pas de télé, à part travailler, j’écrivais dans mon journal. J’y déversais mes états d’âmes qui changeaient (pas souvent) au gré des résultats de mes journées qui la plupart se passaient mal, dans les conflits entre élèves, des agressions parfois, des crises et, surtout, un désintérêt général que j’avais peine à secouer malgré toute l’énergie que j’y mettais. Mon journal est devenu le réceptacle de mes doutes sur ma compétence et mes capacités, de mes peurs, du mépris que j’avais envers moi-même d’être aussi faible.
Je perdais peu à peu de mon énergie, mon sommeil était mauvais.
Pour ajouter à ma misère, le gars d’en haut m’avait engueulé pour une histoire d’électricité. J’avais peur de lui. J’étais mal chez nous, j’osais plus monter le chauffage. La cerise sur le Sunday était venue d’un grand-père fou qui m’avait menacé de mort parce que j’avais tassé fermement son petit-fils qui attaquait un autre élève.
Je capotais.
Mon père m’avait envoyé par la poste une télé (faut le faire!). Je m’y suis engouffré. Je passais maintenant mes soirées dans une pénombre cathodique. Je me roulais en boule, comme un animal. C’était ma façon de me battre. Je gardais mes énergies pour le jour. Fragile, j’arrivais encore à faire face, à gérer mes affaires.
J’ai compté les jours en barrant des barres comme un prisonnier. J’ai eu peur de me détruire en abandonnant. J’ai eu peur de me détruire en persévérant. J’ai eu besoin d’aide. J’ai accepté l’aide. La vie est bien faite, rendu à bout on lâche prise. Un prof cool du côté anglais, voyant mon déclin, m’a invité à me reposer chez lui la longue fin de semaine de la fête de la Reine (vive la Reine!). J’ai pu parler et m’ouvrir avec lui et sa blonde. La barrière de la langue ne nous entravait plus, elle nous faisait rire.
Puis, j’ai écrit, écrit, écrit. Dans mon journal, à mes amis, qui m’ont écrit aussi, qui m’ont accueilli, encouragé, qui m’ont partagé leur propre misère.
Les autres et l’écriture furent mon secours.
Le 24 juin 1992, jour de la fête du Québec, au piquet d’arrêt d’autobus de Terrace Bay, je posais mon pied sur la première marche de l’autobus Greyhound, je laissais derrière moi, au fond du lac Supérieur, un poids, un nœud qui n’allait plus jamais s’installer en moi.
Je m’en revenais chez nous!